▹ UN
Au cours du mois de septembre deux mille treize, la vie de la jeune Daniels bascula totalement. Jusqu'ici, c'était une jeune fille pleine de vie, heureuse et profitant de chaque instant. Sa famille était aimante envers elle, elle était très proche de son grand frère, qui était en fait son demi frère, et son petit frère allait bientôt fêter ses trois ans. Théo, de trois ans son aîné, était à ses yeux même bien plus qu'un frère. Il était son ami, son double. Il n'avait jamais connu sa mère, morte peu de temps après sa naissance, la grossesse l'avait considérablement affaiblie et la mucoviscidose avait fini par l'emporter. Il regrettait chaque jour de ne l'avoir vu que deux mois. Et puis la petite Joséphine était arrivée dans sa vie, son père s'était remarié, et il avait tout fait pour que cette nouvelle famille soit la plus heureuse du monde. Il avait rêvé depuis toujours d'avoir une petite soeur, ou un petit frère. Tellement qu'il en parlait bien trop à son père. Son rêve devint réalité en décembre dix neuf cent quatre vingt onze, lorsque Joey vint au monde. Depuis, ils étaient inséparables.
Mais là n'est pas le sujet. Joséphine était heureuse, en septembre. Elle avait une famille aimante, une bonne troupe d'amis et un amoureux depuis quelques temps déjà. Malgré les hauts et les bas, ils étaient heureux tous les deux, après presque un an et demi de relation. Et il y avait Minnie. Minerva, de son vrai prénom, que Joey connaissait depuis les couches culottes. C'était sa meilleure amie, une sorte de soeur finalement. Elles étaient constamment l'une sur l'autre et n'avaient aucun secret. Elles s'amusaient bien en soirée... Un peu trop presque, même. L'alcool, la drogue.. Elles avaient découvert ça ensemble et n'en manquaient pas une pour en abuser. Et ce soir là fut la fois de trop. Joey prit le volant de la voiture que son frère lui avait prêté et, avec Minnie sur le siège passager, elle prit une petite route mal éclairée. Ce qui devait arriver arriva, elles finirent dans le fossé. La jeune fille se réveilla le lendemain, difficilement, dans une chambre d'hôpital. Des points de sutures plein le visage et encore sous le contre-coup du choc, elle apprit que sa meilleure amie était morte dans l'ambulance.
▹ DEUX,
Théo,
je n'ai le courage d'écrire une lettre qu'à toi. J'ai été incapable de lui dire plus de trois mots, après plus d'un an de relation... Et encore, dire est bien présomptueux puisque j'ai à peine griffonné un "c'est trop dur, pardonne moi" sur un bout de papier que j'ai glissé lâchement dans sa boîte aux lettres avec son double de ses clés. Tôt ce matin, j'étais incapable de monter les quelques marches de l'immeuble. Et là encore, pour toi, je me montre lâche. Lorsque tu liras ce mot, balancé sur la table de la cuisine, en te réveillant, l'avion aura déjà décollé. Je ne te demande pas de me pardonner, je sais que je le suis déjà à tes yeux. Pourtant, mon geste est affreux. Et lâche. Mais je m'en veux tellement, si tu savais... Je vais partir. Loin. Quelques mois au Burkina Faso, changer d'air, ne plus penser à elle, à ce que j'ai fait... Je cauchemarde de cette nuit depuis des semaines, je me réveille en sueur et je me replie en boule de honte. Le pire dans tout ça, c'est sûrement ce putain de blackout. Je ne me souviens de rien. C'est affreux. C'est moi qui était au volant, c'est donc moi qui aurait du... Ça y est j'en pleure. Mais là n'est pas le sujet. Je vais voir ailleurs ce qu'il se passe mon chou. Excuse-moi de te laisser la lourde tâche de l'expliquer à papa, à ma mère et à Jamie, pour le peu qu'il puisse comprendre à deux ans et demi. Dis leur que je les aime, que je les embrasse et que je leur donne de mes nouvelles le plus vite possible. Je t'enverrai une longue lettre dès que je le pourrais, promis mon chou. Mais là, je ne peux me pardonner mon geste, d'être aussi lâche et rester dans cette ville, avec tous ces souvenirs, n'aide en rien. La mission humanitaire ne dure que quelques mois, je serais vite de retour. Prends soin de toi et des parents. Je t'embrasse.
Joséphine, ta soeur qui t'aime tant.
▹ TROIS,
Deux semaines après être rentrée d'Afrique, des souvenirs plein la tête, Joey osa franchir les portes du cimetière. Depuis quinze jours, elle y pensait, se posait devant cette grande grille en fer, et repartait, incapable d'y poser le pied. Malgré six mois au Burkina Faso, loin de toute cette culpabilité qui la rongeait, tout lui revenait en tête. Elle prenait une crise d'angoisse et repartait en courant. Ce jour là, un dimanche, elle avança jusqu'à la tombe de sa meilleure amie, courage en mains. Elle s'agenouilla et, de sa main droite, déposa un doux baiser sur la pierre froide. « Salut Minnie... » Les mots sortaient difficilement de sa bouche. Pourtant, la gorge serrée, elle s'efforça de continuer. « Pardonne-moi de n'être passée plus tôt. Tu sais, j'ai énormément pensé à toi... Tu me manques. » Elle bloqua quelques secondes en lisant les quelques mots inscrits sur la pierre tombale : Minerva McFaden, 15 août 1991 - 3 septembre 2013. Fille, sœur et amie aimante. A jamais dans nos coeurs. Rest In Peace. Elle ferma les yeux et se fit violence pour continuer à lui parler. Mais rien ne sortit. Elle aurait voulu tout lui raconter, comme au bon vieux temps. Lui parler de son expérience fabuleuse à Niou, petite ville près de la capitale, Ouagadougou, où elle a aidé à construire une école et à s'occuper des problèmes de santé des petits orphelins, auxquels elle s'est liée bien plus qu'elle ne le pensait. Lui raconter la façon dont elle avait recroisé son ex, quelques jours plus tôt, dans un café de la ville, en compagnie d'une jeune fille, et comment elle s'était vite éclipsée du commerce pour ne pas qu'il la voit, son cœur saignant de le voir heureux avec cette fille. Ses retrouvailles avec sa famille, les pleurs de ses parents, la joie de son petit frère de trois ans qui ne la quittait plus d'une semelle pendant deux jours, et la profonde reconnaissance qu'elle a envers Théo, son grand frère, qui l'accueillit à bras ouverts chez lui, sans lui poser de questions. Elle aurait tellement souhaité parler à sa meilleure amie, mais rien ne sortait. Elle tentait comme elle pouvait de retenir ses larmes, mais rien n'y faisait. Elle finit par sortir du cimetière en courant, en murmurant, difficilement, un « désolée » à la pierre froide et inanimée.