Il est 21 heures passé quand je rentre du bureau. Epuisée, je descends de la voiture, récupère le courrier de manière totalement automatique et entre la clé dans la serrure. «Chéri je suis rentrée.» Aucun bruit, Aeden ne semble pas être là. Je sors mon téléphone de ma poche, un simple sms, il me dit qu’il est parti nous acheter une bonne bouteille de vin. Bonne initiative. Je pose alors le courrier sur la commode et mes yeux accrochent une lettre, avec le tampon de l’hôpital de San Francisco. Je la reprends dans mes mains, elle est adressée à Aeden. Curieuse, je l’ouvre et lis la présente lettre. Bonjour Mr Carter, suite à notre entretien téléphonique, je vous envoie comme convenu les résultats de votre teste, dont vous avez déjà pris part du compte rendu. Pour le moindre renseignement, je me tiens à votre disposition. Mon mari est stérile. Mon mari est stérile, je n’arrive pas à y croire, il le sait déjà et il ne m’en a toujours pas parlé. La porte s’ouvre et je cache avec hâte la lettre et son enveloppe dans mon sac à main. «Mon amour !». Je me tourne vers lui, avec un mince sourire, je n’arrive pas à cacher ma déception. «Ça va pas ? T’en fais une tête !». Je m’avance vers lui et entoure son cou de mes bras. «Oui j’ai... quelque chose à te dire.» «Ah oui ?» «Je vais partir en mission. A Mumbai.» Je sais que ce n’est jamais une bonne nouvelle pour mon mari. Il a souvent peur pour moi, et le manque est aussi difficile à gérer. Mais après ce que je viens d’apprendre, je crois qu’il est bon pour moi que je prenne un peu de distances, du moins, tant qu’il ne s’aventurera pas à m’en parler.
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«Mettez-vous tous sous la table !» Le sol tremble sous mes pieds, la seule façon de nous protéger est de nous cacher. Eviter les chutes d’objets, ou pire l’éboulement de l’école dans laquelle nous nous trouvons. La petite Maïli est juste en face de moi, sous le bureau. Je la regarde pleurer, elle tremble de peur. «Ne bouge pas Maïli, j’arrive.» Je prends une grande inspiration et laisse le groupe d’enfants sous la table, accompagnés de mon collègue, pour rejoindre la petite fille sous le bureau. La voilà rassurée, au moins un peu. Les vitres de l’école tremblent de plus en plus, et lors d’une nouvelle secousse, je vois les vitres se briser. Je protège l’enfant dans mes bras, mais je n’ai pas le temps de fermer les yeux, que tout devient sombre. Tout s’écroule.
«Mme Carter ?» J’essaie d’ouvrir les yeux mais je sens qu’ils sont emprisonnés. Je porte alors ma main à mon visage pour toucher ces bandeaux sur mes yeux. «Qu’est-ce qui se passe ?» «Mme Carter, vous êtes à l’hôpital de Mumbai, le séisme a fait s’effondrer l’école dans laquelle vous vous trouviez.» «C’est pas vrai... et les enfants... les enfants ?» «Ils vont bien, aucun n’est en danger, vous avez eu le bon réflexe de les faire se cacher sous les tables.» «Maxyn ? Maxyn ?» Je reconnais la voix de Nate, mon collègue de travail et ami. «Max, mon dieu Max... ça va ?» Sa main se glisse dans la mienne. «On va te transférer à l’hôpital de San Francisco ok ? Je vais prévenir Aeden.» «Nate attends... mes yeux, pourquoi mes yeux son bandés ?» Je n’ai pas la force de parler leur langue pour demander, et je crois qu’au fond, j’ai beaucoup trop peur de savoir. J’entends des sons, des syllabes, mais je ne discerne plus rien, mon cerveau semble trop perturbé. «Ils, ils ne savent pas trop, ton visage a été criblé de bouts de verre. On en saura plus à San Francisco. Ça va aller d’accord ?»
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«Mon ange...» Je me réveille doucement, ce bandeau toujours sur mes yeux m’empêchant de les ouvrir. «Chérie comment tu te sens, ça va ? Tu m’as fait une peur bleue tu sais...» Aeden est là, près de moi, et il me tient la main. J’ai envie de pleurer. «Mon amour...» Il vient me serrer doucement sans mes bras, mes hématomes partout sur mon corps me font un mal de chien, mais je suis vivante, et je suis rentrée chez moi. Je repasse une main sur mon visage, touchant ce bandeau sur mes yeux. «Pourquoi ils me laissent ça sur les yeux ?» «Chérie il faut que je te dise quelque chose...» Je n’aime pas le ton qu’il prend. «Avec l’accident, ta cornée a été endommagée et...» Je ne le laisse pas finir, j’ai bien trop peur de comprendre. Je me redresse d’un seul coup et arrache le bandeau de sur mes yeux pour les libérer et les ouvrir enfin. Le noir complet. Je reste bloquée là, les yeux dans le vague, le coeur à deux doigts d’imploser. «Je suis aveugle.» Ma voix est nette, même pas tremblante. Je viens de déclarer ça comme si j’avais simplement dit une banalité. «Mon amour, rien n’est définitif tu sais, ils peuvent t’opérer, il faut juste attendre que la cornée se refasse naturellement...». Je referme les yeux et me rallonge, sans rien dire. Je n’ai plus envie de voir Aeden, de toute manière, je ne le reverrai sans doute jamais. Mais surtout, je n’ai pas envie qu’il soit là. Je veux qu’il parte. Je ne veux plus personne dans cette chambre. Je veux être seule. Seule.
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«Hannah, faites entrer le prochain candidat s’il vous plait.» Trop difficile de m’occuper de mon journal toute seule sans mes yeux. Alors je les laisse planqués derrière ces lunettes noires, et je laisse entrer le nouveau prétendant au poste d’assistant. «Bonjour, je suis Shane, Shane Bomer.» Un frisson s’empare de mon dos alors que je sens le jeune homme s’approcher de moi. Instinctivement, je lui tends la main, qu’il vient serrer dans un geste tout à fait naturel. «Mme Carter.». Avant, j’étais plutôt la gentille patronne, l’ambiance ici était tout à fait agréable. Maintenant, tout a changé, on me craint, on m’évite, j’entends les gens chuchoter quand je passe dans les couloirs. Mes ‘bonjour’ sont beaucoup plus froids, et je m’adresse à mon personnel avec beaucoup plus de dureté. Ma vie a changé, et je ne sais pas si c’est définitif. Je me rassieds à mon bureau, laissant ma main traîner le long du bois, par habitude désormais. Cela fait 3 mois que je suis non voyante, il y a quelques habitudes que je commence à prendre. «Je ne vous demande pas votre CV, vous avez bien compris que je ne pourrai pas le lire. Vous allez prendre le magazine qui est posé devant vous, et vous allez lire un article, n’importe lequel. Si votre voix ne m’insupporte pas, et que vous n’êtes pas du genre curieux, à poser des questions pour avoir des réponses qui ne vous regardent pas, le boulot sera pour vous. Je vous écoute.» Je le laisse prendre la parole. Sa voix me transporte complètement, c’est dingue comme perdre un sens peut aider à développer tous les autres. J’entends chacun de ses soupirs, chaque respiration. Il ne bute sur aucun des mots, sa voix est douce et posée, il ne semble pas stressé, ni même offusqué par mon comportement d’une froideur extrême. «Je vous arrête. Revenez demain à 9 heures tapantes, je vous expliquerai pourquoi j’ai besoin de vous. A demain Mr Bomer.» Je ne sais pas à quoi il ressemble, mais il me plait beaucoup.