« Tu m’avais promis, tu m’avais promis que tu serais là pour mon anniversaire. » « Ma puce, tu sais que je suis loin, mais j’essaierai de venir le mois prochain. ». Mes yeux deviennent humides, j’ai envie de pleurer, et cette boule dans ma gorge m’empêche de continuer notre conversation téléphonique. Il n’y a qu’une chose qui aurait pu me retenir, c’était lui, Jonatan, mon frère adoptif. Il a 10 ans de plus que moi et il est déjà parti de la maison. Il me manque tellement, quand il était là, tout était différent. Je pense que c’est un peu pour être plus près de lui qu’on est venus s’installer ici au Canada il y a 2 ans. Mais c’est là que tout est parti en cacahuète. Les mains baladeuses de ‘papa’, les ordres de ‘maman’ qui m’a prise soudainement pour son esclave. Tout a pris une tournure qui ne m’a pas plu. Mais quand on a 8 ans on se rend compte des choses sans penser une seconde qu’on pourrait changer ça. On subit. Et j’ai subi. J’ai repensé à tous mes copains de l’orphelinat. Tous ceux qui doivent encore attendre qu’une famille les adopte. Moi j’ai une famille. Et même si je ne les aime pas, j’ai un toit, je suis nourrie et je peux aller à l’école. J’ai souvent essayé de faire ma forte tête pour qu’il me renvoient à l’orphelinat. Mais je n’ai eu droit qu’à être punie coincée dans ma chambre pendant des jours entiers. Alors j’ai abandonné l’idée. Je me sens comme cendrillon, coincée là. Et en plus, ce soir c’est mon anniversaire.

« Jordaaaan ! » Je soupire. Je sais que cette voix n’annonce rien de très bon. « Oui maman ». Ce mot dans ma bouche m’écorche les lèvres. Ma mère est morte le jour de ma naissance, et je m’en voudrai toujours. Parce que si elle était encore en vie, peut-être que mon père ne m’aurait pas abandonné. Je sais qu’il était jeune, j’ai demandé à Mathilde. Mathilde, c’était ma vraie mère adoptive, j’aurai rêvé d’avoir une mère comme elle, c’était la gardienne de l’orphelinat, elle qui venait me chercher dans les familles qui ne voulaient plus de moi, elle qui me racontait l’histoire de quand je suis arrivée là bas, les larmes de mon père, son désarroi face à son jeune âge. Il n’a rien dit sur lui, il a juste demandé à ce qu’on prenne soin de moi. C’est ce que Mathilde s’est efforcée de faire, si elle savait comment je suis traitée ici. Si seulement j’avais de quoi la joindre, peut-être que ma vie changerait. Mathilde disait toujours qu’on était seuls maîtres de nos destins. Je n’ai jamais compris cette phrase, jusqu’à aujourd’hui.

***

Onze jours. Onze jours de solitude, de débrouillardise et de peurs en tout genre. C’est le jour de mon anniversaire que j’ai pris cette décision, je ne pouvais pas continuer comme ça. La main de mon ‘père’ sur ma cuisse, je me suis contentée de serrer les dents mais j’ai rêvé de lui mettre ma petite main tendue sur sa grande joue ridée. Il me donne envie de vomir, rien que d’y penser. Et puis elle, cette ‘mère’ qui voit tout et ne dit rien. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle a peur de lui ou si c’est simplement qu’elle est idiote. En tout cas, il fallait que je parte. Alors j’ai pris un sac à dos, quelques billets volés dans leur porte feuille, quelques affaires, de quoi manger pour 2 jours, et j’ai sauté par la fenêtre de ma chambre. Je suis montée dans un train, me suis cachée, puis j’ai fait confiance à une chauffeuse de camion. C’est bien parce que c’était une femme. Je ne ferai plus jamais confiance aux hommes. Mon père m’a abandonné, mon père adoptif a abusé de moi, et mon frère adoptif n’a même pas pris la peine de tenir ses promesses.

J’ai fini ma course à San Francisco, une ville suffisamment grande pour passer inaperçue. Je ne sais pas bien ce que je fais ici à vrai dire, j’essaie juste d’échapper à ma vie qui commençait à devenir vraiment pourrie. Le jour, je m’assieds devant les magasins, je fais les yeux doux aux passants, et ça marche plutôt bien, je peux aller à la boulangerie le soir pour manger suffisamment pour me tenir chaud la nuit. Et la nuit, la nuit je dors avec cette fille. Elle est un peu bizarre, mais elle ne parle pas, ça m’arrange, je n’ai pas tellement envie de parler. Et puis son chien me réchauffe les pieds. Ce n’est pas une vie facile, je rêve de mieux, c’est évident, mais ça ne pourra jamais être pire que ce que je vivais là bas. Je m’endors en pensant à Mathilde, à ses mots et sa voix douce. Si la Russie n’était pas aussi loin, c’est là bas que je serai allée, pour la retrouver, fondre dans ses bras et lui demander de m’adopter. Je rêve d’une mère aussi douce qu’elle, de ses mains chaudes sur mes joues, d’un baiser sur mon front avant d’aller à l’école.

Au petit matin, j’embrasse ce gros et gentil chien qui m’a aidé à me tenir en vie une nuit de plus, et je donne quelques pièces à mon amie, ma seule amie, avant de retourner m’asseoir devant cette boulangerie. La boulangère m’aime bien, elle me laisse faire la quête devant son magasin, et surtout elle me donne quelque chose chaque midi et chaque soir, sans appeler la police. Et ça croyez moi, c’est aussi ce qu’on peut appeler une amie.

Lorsque cet homme s’accroupit devant moi, je recroqueville mes jambes contre mon buste, geste de protection je suppose. Mes yeux le détaillent, il n’a pas l’air méchant, mais je n’aime pas les hommes et m’en méfie comme de la peste. Il me demande mon prénom, mais je ne compte pas répondre, il a rêvé lui ! Il dit s'appeler Solal. C'est joli comme prénom, mais s'il attend que je lui donne le mien, il peut attendre ! J’espère juste qu’il ne fait pas partie des services sociaux, ou pire, spécialisé dans l’enfance. Sinon, bye bye San Francisco…