Un bon ménage s’impose. Ok, on dit généralement ménage de printemps, moi je dis ménage d’automne. Je profite de ces quelques jours de vacances pour prendre un peu de temps pour moi. Je profite que Warren ne soit pas là. Nous ne vivons pas vraiment ensemble même s’il est souvent ici, il passe aussi beaucoup de temps dans son appartement avec sa coloc, Lola. Je ne vais pas dire que ça ne me fait rien, mais je lui fais confiance, je sais que ce n’est pas le genre de garçon à aller voir ailleurs.

J’enfile mon vieux jogging et mon sweat à capuche, prête à braver la poussière. Il ne me faut pas bien longtemps pour monter sur un tabouret, armée de mon arme fatale, le plumeau -dont je tairais le nom- , pour éjecter la poussière du haut de mon armoire. Stupéfaction, une boîte métallique que je connais que trop bien. Pourquoi l’avoir planquée là haut ? Pour ne pas qu’elle soit sous les yeux de Warren, sans doute. Je m’empare de la boîte avant de descendre du tabouret, et je m’installe sur le lit. Je pourrai l’appeler Pandore, cette boîte. A l’intérieur de celle-ci, une centaine de toutes petites cassettes, dont une seule tient au creux de la main. C’est fou comme une passion peut prendre de la place. Depuis que j’ai 10 ans, j’enregistre quasiment tous les jours une fraction de ma vie, un son, une musique, une ambiance, ça peut être simplement le bruit du métro, le chant d’un oiseau, la respiration de Warren lorsqu’il s’endort, ou les cris des enfants pendant une récréation, dans l’école juste en bas de chez moi. Rien ne passe à l’as, mes oreilles sont sûrement le plus précieux de mon anatomie, et je crois que c’est pour ça que je suis tombée amoureuse de Warren, son combat contre son handicap me fascine, je suis tellement admirative.
Je tire le tiroir de ma table de nuit et en sort mon petit enregistreur, tout petit. Je me souviens du premier qui faisait bien 4 fois cette taille. Je prends une cassette au hasard dans la boîte, l’enfouit dans l’appareil et appuie sur play.

15 septembre 2002. Un éclat de rire. Mon coeur se serre, je reconnais immédiatement celui de mon frère Noé. «Arrête, arrête ces chatouilles, j’ai rien fait pourquoi tu fais ça ?» Mon rire résonne à l’unisson du sien. D’un seul coup, une porte claque, plus aucun bruit que ces pas dans le couloir, avant que la voix de notre père se fasse entendre. «C’est quoi ce bordel ici ?». Le son se coupe, j’avais dû appuyer sur stop avant d’entendre les coups que notre père nous donnait à Noé et à moi. Mon frère me manque, tellement, je n’ai plus de nouvelles depuis si longtemps, j’espère simplement qu’il va bien.

Ok, on va essayer de trouver quelque chose d’un peu plus gai. Je farfouille un peu, et choisis une nouvelle cassette. 21 juin 2005. Un violon. Je me souviens déjà du moment que va dévoiler cette nouvelle cassette. Mon coeur s’accélère, je pourrai la couper, mais je n’y arrive pas. «C’est bon, ça enregistre là ?» J’entends mon rire avant que ma propre voix ne réponde «Oui, mais pourquoi tu veux que j’enregistre ?» «Chut...» Il se racle la gorge. «Léa... est-ce que tu veux bien m’accompagner à Végas pour devenir ma femme ?». Mon coeur implose, les yeux fermés, je revois cette scène. Je revois ses yeux, ses magnifiques yeux, et son sourire. Je n’ai jamais aimé comme j’ai pu aimer cet homme, ce premier amour, depuis notre rencontre au lycée, jusqu’à ce jour où j’ai décidé de tout plaquer, 2 ans plus tard. Je coupe moi-même la cassette. Repenser à tout ça ne me fait pas spécialement du bien. Je suis en couple avec Warren depuis maintenant un an et demi, je suis heureuse avec lui, je ne veux pas tout gâcher avec mes conneries d’amour de jeunesse.

Je tente une dernière cassette, au hasard. En appuyant sur play, je sens déjà que je n’ai pas choisi la bonne. 2 février 2007. J’entends des coups, des bruits de verre cassé, des hurlements, et la voix de ma mère «Non, ne frappe pas sur les enfants, frappe-moi si tu veux mais laisse Noé en dehors de ça !». Je coupe directement l’enregistrement. Dans ma tête, la scène se déroule comme si elle avait eu lieu la veille. La détresse, la haine, et puis ce révolver trouvé un jour par hasard dans le bureau de mon père. Je n’ai pas hésité à aller le chercher, et j’ai tiré. Je n’ai pas visé, j’aurai pu simplement le blesser, l’envoyer à l’hôpital, mais au lieu de ça, la balle a traversé son crâne, le tuant quasiment sur le coup. La marre de sang s’agrandissait pendant que je m’accroupissais près de ma mère, inconsciente. J’ai demandé à Noé d’appeler les pompiers, pour maman, et je suis partie, lui demandant simplement de ne rien raconter à la police. J’avais confiance en lui.

J’avance un peu sur la cassette, je sais ce qui s’y trouve un peu plus tard, je crois que j’ai besoin de l’entendre, juste une dernière fois. Peut-être qu’après je pourrai jeter toutes ces cassettes. 6 février 2007. «Mon amour, je suis désolée de ne te donner aucune nouvelle depuis quelques jours. Tu as dû apprendre, pour la mort de mon père. C’est moi qui l’ai tué. Tu m’avais fait promettre de me protéger de lui, c’est chose faite. Mais je ne peux plus me regarder dans la glace, je ne pourrai jamais vivre avec ce poids sur la conscience. Je suis désolée d’être lâche et de ne pas te dire tout ça en face, mais il faut que je parte. Je sais que si j’avais vu ton regard, une dernière fois, je n’aurai pas eu la force de le faire. N’oublies jamais que tu seras pour toujours l’homme de ma vie. Je suis à toi pour l’éternité.» Ma voix est tremblante sur la fin, mes mots sont quasiment inaudibles. Peut-être que s’il avait eu cette cassette, les choses auraient été différentes. Mais c’était une preuve, une preuve possible pour la police de New York. Alors j’ai gardé cette cassette, et j’ai simplement organisé un faux accident mettant en scène ma propre mort, pour refaire ma vie, loin, à l’autre bout du pays, ici, à San Francisco.